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VERS L’OBSOLESCENCE DE LA CONNAISSANCE ?

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VERS L’OBSOLESCENCE DE LA CONNAISSANCE ?

« L’intelligence, c’est ce que mesurent les tests » a écrit Boring en 1923, un aphorisme que l’on prête faussement à Binet. Mais Einstein n’avait pas non plus un Qi de 200 puisqu’il n’a jamais passé de test. D’ailleurs, ce ne sont même pas les occidentaux qui ont inventé des outils pour mesurer l’intelligence, mais les Chinois, pour les besoins de l’administration impériale, bien avant Galton, Stern, Spearman et Binet.

 

Aujourd’hui, l’Intelligence Artificielle, interroge la légitimité d’apprendre ce qui peut être réalisé avec plus d’efficience par les algorithmes. Il est même devenu inutile d’apprendre à jouer aux échecs ou au jeu de go puisque les ordinateurs font cela bien mieux que les champions. Il est également inutile de s’engager dans de longues études parce que les connaissances acquises deviennent rapidement obsolètes ; le monde se transforme à une vitesse phénoménale.

 

Pourtant, la connaissance est au cœur de tout. Elle se construit avec le temps grâce à l’apprentissage et aux réflexions que l’on porte sur lui. Et c’est justement parce que l’IA va nous permettre de nous dégager des routines qu’il faut passer davantage de temps à se forger des connaissances. C’est justement parce que l’IA sera toujours plus présente qu’il faut savoir la contrôler par nos connaissances, sous peine de perdre le sens. Ce n’est pas la calculatrice qui donne le sens du calcul ; elle ne fait que répondre aux touches que l’on presse. Savoir faire est insuffisant à donner le sens de ce que l’on fait. Comment faire confiance à un traducteur linguistique si nous ne sommes pas en mesure de contrôler ce qui est traduit ? Imaginons un seul instant que ce traducteur soit piraté. L’absence de connaissances, savant vecteur d’insécurité.

 

Pourquoi l’IA a-t-elle battu l’un de nos meilleurs joueurs d’échecs ? Parce qu’elle est en mesure de s’appuyer sur une impressionnante bibliothèque de connaissances, soit sur du souvenir. Le joueur d’échec expert ne procède pas autrement. Et ce qui le distingue du novice, c’est certes une bibliothèque mémorisée plus importante, mais aussi son « regard ». Alors que le novice regarde les pièces, l’expert regarde l’échiquier ! Le novice pense en terme de fonction, et l’expert en terme d’espace. Le novice pense algorithme et l’expert heuristique. Le novice pense en terme d’universalité, l’expert en terme de contextualité, et lorsque le premier veut courber son environnement à une méthode, le second s’appuie sur l’environnement pour courber la méthode. La rigidité et la confiance pour le novice, la flexibilité et le doute pour l’expert. Et c’est la connaissance qui modifie ce « regard ».

 

La résolution de problèmes complexes, la pensée critique et la créativité, trois des compétences mises en lumière par le Forum Economique Mondial s’appuient toutes sur la connaissance.

 

Résoudre un problème s’apprend, et le mathématicien Polya a été l’un des premiers à le démontrer dans un livre qui dans sa version anglaise est récemment tombé dans le domaine public. Une lecture toujours d’actualité, une porte d’entrée dans la dimension pratique de la résolution de problème et qui ne concerne pas que le domaine des mathématiques. Mais si on apprend à résoudre des problèmes, cela ne signifie pas que l’on pourra résoudre tous les problèmes, parce qu’il faut avoir les connaissances du domaine sur lequel se pose le problème. Le « Universal Problem Solver » n’existe pas.

 

La pensée critique s’apprend, et c’est justement l’objet des critical thinking skills. Mais elle s’exerce précisément grâce aux connaissances. Aux connaissances du raisonnement propositionnel, aux biais formels et informels entre la conclusion et les prémisses, en plus des connaissances du sujet sur lequel s’exerce la pensée critique. Certes, le critical thinker expérimenté sera en mesure de détecter certaines failles dans de nombreux domaines qu’il ne maîtrise pas. Mais le super critical thinker n’existe pas. Il faut qu’il ait aussi connaissance des sujets qu’il traite.

 

La créativité non plus ne s’exerce pas – en général – sans connaissances. Le Medpack, prix du Président de la République au concours Lépine a été inventé par un infirmier urgentiste aux pompiers de Paris, Samuel Mercier. Les magnitudes Pro-C au sens de Kaufman et Beghetto, et surtout la Big-C, les deux magnitudes les plus élevées de créativité, ne peuvent en général s’exercer que grâce à des connaissances pointues, donc sur de l’expertise. Au cours de l’une de mes formations, un stagiaire a ainsi eu un « haha », une révélation. Ce n’est pas moi qui lui ai insufflé cette révélation ; elle est venue de ce qu’il était en attente de quelque chose depuis des années, et que jusqu’à ce moment il n’avait pu formaliser. Il lui manquait un déclencheur. Le déclencheur ne peut pas venir sans multiplier les expériences, sans s’ouvrir à l’altérité, sans se forger de connaissances. L’attente, qui naît de l’insatisfaction, du doute, de la perception d’un manque, conditionne la sensibilité au déclencheur. Si on prend toujours le même chemin, on croisera toujours les mêmes personnes.

 

En créativité, le modèle des trois étapes de Wallas (Eurêka, illumination, vérification) n’a pas résisté au modèle de Runco qui se base sur l’information, la connaissance et la motivation. Avec son modèle, Amabile lui-même reconnaît qu’aux côtés du talent inné existe l’effet de l’expérience, donc la connaissance.
Même la théorie systémique de la créativité, qui s’intéresse moins à la personne créative qu’à l’environnement créatif, incarnée notamment par Csikszentmihalyi, postule l’importance de la connaissance, en posant 4 questions essentielles :
– que sait-on du domaine ?
– qui maîtrise le domaine ?
– qui a transformé le domaine ?
– qui décide de ce qu’il faut conserver ?

 

Sur quel critère peut-on décider que le fruit de la créativité (un objet, un concept) est original, utile et de qualité, les 3 composantes minimales que Sternberg et Kaufman retrouvent dans toutes les définitions de la créativité, et mérite d’être conservé ? Sur la connaissance.

 

Et si Amazon ne se préoccupe pas de la concurrence pour innover, c’est parce qu’elle délègue la créativité à ses clients, parce que ces derniers sont en mesure de faire part des absences dans le système, qu’Amazon se propose de combler en étant à l’écoute, donc en attente. Amazon se nourrit alors des connaissances de ses clients.

 

Les scientifiques eux-mêmes ont accédé à un degré élevé de connaissance de leur domaine, pour, dans leurs laboratoires, s’attendre aux incertitudes, aux absences, aux ignorances qu’un protocole savant de recherche permet de révéler et de contrôler, notamment par l’introduction de l’erreur. L’inattendu est donc parfaitement attendu.

 

J’avoue que m’effraie cette propension à juger obsolètes les connaissances parce qu’elles ne sont pas « utiles » ou parce que l’IA peut nous remplacer dans maints domaines et qu’elle le fera davantage demain qu’aujourd’hui.

 

Dans chaque apprentissage formel, il y a une part d’explicite certes, mais aussi d’implicite. Ainsi, dans l’apprentissage formel des points de vue dans la narration, on apprend explicitement ce qui relève de la grammaire de texte (point de vue interne, externe, omniscient), mais on apprend aussi implicitement le fait qu’il faille employer des approches différentes pour étudier et résoudre une difficulté. Et si l’adulte en capacité de résoudre les conflits sociaux le devait en partie au fait qu’il était en position d’attente lors du cours sur la grammaire de texte, que cette attente lui avait permis d’intégrer plus facilement le cours sur la gestion des conflits sociaux en considérant différents points de vue ? L’apprentissage de la musique est inutile pour celui qui ne veut pas devenir musicien. Et pourtant, derrière l’apprentissage explicite de la musique, on apprend implicitement à acquérir une langue, à considérer qu’un son peut être écrit, que l’arithmétique et la musique partagent les notions d’algorithme, d’incrémentation et de temps.

 

Aucune formation ne peut apporter de connaissance. La formation ne peut apporter qu’une forme que l’apprenant reconnaît et qu’il doit ensuite déformer par l’exercice de sa pensée en relation avec sa mémoire. Et plus cette mémoire est pleine, plus l’apprenant la sollicite, plus il sera en capacité d’être critique, de résoudre des problèmes complexes et d’être créatif.

 

La compétence du XXIè siècle sera avant tout la capacité à connaître.

 

Note : Vous pouvez faire figurer ce texte n’importe où pour tout usage non commercial, à condition que vous établissiez un lien vers neuropedagogie.com et citiez son auteur.

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